Alors que les États paraissent coincés dans leur rôle de garde-frontière, en écho à des opinions publiques perçues comme hostiles, les villes s’imposent comme ce nouvel acteur incontournable sans lequel rien ne se ferait.
Des réseaux de « villes-refuges » voient le jour partout en Europe, partageant leurs bonnes pratiques, tandis qu’en France, la prédiction de Laurent Wauquiez, le président LR de la région Auvergne-Rhône-Alpes, relayée entre autres par son collègue de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur Christian Estrosi, de voir naître des « mini-Calais »dans le sillage du « démantèlement » de la « jungle » de Calais, ne s’est pas réalisée. Malgré la polémique, qui a enflammé l’espace politico-médiatique et provoqué des incidents ici et là, les communes sollicitées pour accueillir des réfugiés ont répondu présent à de rares exceptions près.
Les différences d’approche entre les villes et les États sont apparues avant même le début du plus important exode migratoire qu’ait connu l’Europe depuis la Seconde Guerre mondiale. De longue date, Giusi Nicolini, la maire de Lampedusa, témoigne de l’hospitalité dont font preuve ses 6 000 administrés (lire notre entretien dans lequel elle dénonce un « holocauste moderne en train de se dérouler en Méditerranée » et l’« inhumanité » des politiques européennes). De par sa situation géographique, l’île italienne, située à mi-chemin entre la Sicile, Malte et la Tunisie, a vu les catastrophes s’enchaîner : les naufrages, les corps retrouvés dans les cales des bateaux, les rescapés meurtris. Malgré les risques, les pêcheurs ont toujours apporté leur aide.
Alors que les gouvernements détournaient le regard, Lampedusa, porte d’entrée dans l’Union européenne des migrants subsahariens depuis au moins deux décennies, n’a jamais flanché ; y compris en 2011 lorsque les Tunisiens, profitant d’une moindre surveillance policière de leurs côtes, ont débarqué par milliers, leur nombre avoisinant momentanément celui des habitants de l’île. Non loin de là, Riace en Calabre s’est rendu célèbre dès la fin des années 1990 en installant des réfugiés dans des maisons laissées à l’abandon. Alors que le village était déserté par ses habitants, il a repris vie avec l’arrivée de ces nouveaux venus kurdes, éthiopiens, érythréens et somaliens.
Au printemps 2015, les trajectoires migratoires se sont réorientées vers l’Europe orientale, à la suite de l’intensification de la guerre en Syrie et des tensions en Afghanistan. Les traversées via la mer Égée se sont multipliées, et les maires des îles grecques ont pris le relais. Celui de Lesbos a rapidement fait savoir qu’il ne pourrait accueillir aussi dignement les familles fuyant les bombardements sans la solidarité des habitants et des bénévoles venus à la rescousse. Dans un entretien à Mediapart, Spyros Galinos avait exigé de toute urgence l’ouverture d’un « couloir de sécurité » entre la Turquie et la Grèce, pour empêcher les naufrages à répétition. En vain. En l’absence de réaction de l’UE, ce maire s’est retrouvé pendant de longs mois seul à gérer une crise mondiale.
Face à la défaillance d’États pourtant compétents en matière d’asile et d’hébergement, les villes accueillantes se sont peu à peu organisées. Des villes-frontières, comme Lampedusa et Lesbos, percutées de plein fouet, mais aussi des villes de transit sur les parcours migratoires. Ce n’est pas un hasard si cette unité urbaine a émergé comme lieu d’action essentiel.« Historiquement, les pratiques d’hospitalité se sont tissées à cet échelon-là. Beaucoup de villes ont une mémoire de l’accueil vivante, humaine et partagée, tandis que les États ont une conception de l’asile institutionnelle et dépersonnalisée », indique Filippo Furri, membre de Migreurop, qui consacre sa thèse en anthropologie à l’université de Montréal à la notion de ville-refuge.
« Du côté des villes, poursuit-il, des échanges interpersonnels sont possibles, une “incorporation” dans la communauté est envisageable, les réfugiés sont libres de rester ou repartir, du commun se crée, un risque est pris de part et d’autre ; les gouvernements, de leur côté, se comportent en gestionnaires : ils “déplacent” les réfugiés comme lors du “démantèlement” de Calais, les “mettent à l’abri” à coups de bâton, organisent leur renvois “volontaires” forcés, anonymisent leurs histoires, les traitent comme des numéros. » Selon lui, deux visions s’opposent : celle, violente, du pouvoir central qui ordonne des réquisitions et ouvre des camps ; et celle, vertueuse, des villes-refuges, qui tentent d’organiser les conditions d’une présence solidaire, non imposée, non assistée, non gérée. « Les communautés locales vivent d’autant mieux l’accueil qu’elles l’ont décidé et préparé », observe-t-il, notant que « le mécontentement des habitants surgit lorsque les décisions sont prises sans concertation ».
Ville-refuge depuis sa fondation, Venise intéresse tout particulièrement le chercheur.« Ses premiers habitants étaient des gens des terres venus sur les îles pour échapper aux “barbares”, rappelle Filippo Furri. Ville libérale, Venise s’est ensuite distinguée en accueillant des “hérétiques”. Puis, au début du XVIe siècle, des zones franches y ont été créées pour faciliter la venue des commerçants de passage. » « Plus récemment, dans les années 1992-93, les conseils de quartier ont été sollicités à propos de l’accueil des réfugiés de la guerre des Balkans. La prise en charge de ces populations par les institutions locales a permis leur intégration », observe-t-il.
Une des nouveautés de la période contemporaine réside dans la constitution de réseaux. En Europe, l’une des premières initiatives collectives est née de l’appel lancé en septembre 2015 par la maire de Barcelone, Ada Colau, issue du mouvement des Indignés. « Bien qu’il s’agisse d’une compétence des États et de l’Europe, depuis Barcelone, nous ferons tout ce que nous pourrons pour participer à un réseau de villes-refuges », a-t-elle affirmé en référence à la mobilisation, vingt ans plus tôt, du Parlement des écrivains en faveur des écrivains, intellectuels et artistes menacés de mort dans leur pays d’origine. Initiée par des personnalités telles que Jacques Derrida, Édouard Glissant, Pierre Bourdieu, Salman Rushdie et Christian Salmon, cette expérience actait l’incapacité des États à protéger des individus persécutés en raison de leurs idées et appelait les villes à redonner sens à leur ancestrale mission d’hospitalité. Lors d’un échange organisé par Mediapart au festival d’Avignon l’été dernier entre la maire de Paris et le philosophe Étienne Balibar, ce dernier avait rappelé que « les villes et les cités, grandes ou petites, qui constituent le corps politique dans lequel nous vivons localement, nationalement et trans-nationalement, ne peuvent pas tout » mais qu’elles« ont un rôle éminent à jouer dans la période qui vient » et constituent donc un « des recours dans la situation d’effondrement d’un certain nombre de mythes et d’institutions ».
À Barcelone, le projet, début 2016, d'accueillir une centaine de réfugiés coincés à Athènes n'a pu voir le jour en raison du refus du gouvernement conservateur de Mariano Rajoy de donner son aval ; mais hors État, la création d’un registre des habitants disposés à offrir une chambre ou apporter une aide a connu un succès immédiat. Des villes comme Valence, Pampelune, Saragosse, La Corogne et Malaga ont suivi le mouvement en mettant à disposition des centres d’hébergement et/ou des travailleurs sociaux et en demandant aux banques de céder certains de leurs logements laissés vacants par la crise immobilière (lire à ce sujet le livre de Ludovic Lamant, Squatter le pouvoir, Les mairies rebelles d'Espagne, Lux, novembre 2016).
En Italie, plusieurs maires siciliens ont fait entendre leur voix, comme celui de Palerme,Leoluca Orlando, qui a élaboré une charte faisant de la mobilité internationale un droit humain inaliénable et a déclaré citoyens honoraires tous les habitants de Palerme, y compris les migrants. Ce maire membre du parti Rivoluzione civile (centre-gauche), qui s’est fait connaître dans les années 2000 pour son engagement dans la lutte antimafia, milite activement pour l’abolition du permis de séjour, qu’il considère comme une« nouvelle forme d’esclavage pour les gens qui arrivent ». Les Palermitains, martèle-t-il, ne sont pas seulement les habitants nés sur place, mais aussi ceux qui y vivent, quels que soient leur parcours et leurs racines.